David Djaoui, archéologue et céramologue au Musée Départemental Arles Antique. © Patrick Landmann & Rémi Bénali
En 2011, une opération hors norme est mise en place pour renflouer une épave antique datant de près de deux mille ans. Enfouie sous des milliers d'objets, les fouilles et le levage de ce chaland gallo-romain baptisé Arles-Rhône 3, vont révéler de véritables trésors scientifiques. Parmi eux, la partie supérieure d'une petite cruche et de curieux objets en céramique. Nous sommes allés à la rencontre de David Djaoui, archéologue-plongeur au Musée Départemental Arles Antique. Un échange passionnant au cours duquel il nous explique en quoi ces découvertes et les révélations de récentes analyses chimiques viennent bousculer nos certitudes sur le commerce du vin dans l'Antiquité.
Enfouie sous 900 m3 de sédiments recouvrant l'épave, une cruche conservée sur 12 cm de hauteur est découverte. Deux lignes d'inscriptions peintes y figurent : ALB · VALERI · PROCVLI puis DOL · CXXXX · SEXSAGENARIA "Les inscriptions peintes sur une petite cruche sont extrêmement rares. Alors imaginez notre stupéfaction ! Mais il y avait quelque chose de frustrant : si nous pouvions déchiffrer ces deux lignes, en revanche, nous n'en comprenions pas le sens..."
ALB pour commencer. Plusieurs hypothèses vont se succéder au fil des recherches.
Est-ce l'adjectif Albus qualifiant le plus souvent des olives blanches (olivae albae) ? L'orifice de la cruche n'en permet pas le passage.
Un mot précédant ALB aurait-il été effacé ? Une amphore porte en effet à Rome l'inscription Baeterense alb(um), indiquant un vin blanc de Béziers. La calligraphie soignée de la lettre A de ALB correspond à une lettre initiale. Il n'est donc pas envisageable qu'un autre mot le précède.
Dernière hypothèse, la plus séduisante : l'abréviation d'Albanum, un très grand cru de la côte Tyrrhénienne des Monts Albains en Italie.
VALERI PROCULI ensuite. Il s'agit du génitif de Valerius Proculus, c'est-à-dire du propriétaire de la cruche.
"Dans un premier temps, nous n'avons pas cherché à en savoir plus sur ce personnage. Des Valeri Proculi, il y en avait une multitude. Nous sommes passés à la seconde ligne. Nous avions DOL abréviation de dolia*, suivie du chiffre 140 et de "sexageneria" indiquant "un rapport avec 60". Incompréhensible. Mais dans un texte de Caton, j'ai retrouvé l'expression "dolium quadragenerium" et "dolium quinquagenerium", c'est-à-dire un dolium d'une capacité de 40 et 50 urnes. Nous en avons donc conclu que l'inscription indiquait 140 dolia de 60 urnes, correspondant à un volume de 1100 hectolitres ! Mais alors pourquoi indiquer une telle capacité sur une si petite cruche ? Sa découverte dans les eaux du port d’Arles suggère une utilisation commerciale. Nous serions en présence d'une cruche échantillon d'un très grand cru d'albanum, issu d'un important domaine appartenant à Valerius Proculus."
Au vu de ces hypothèses de travail, les recherches sur ce Valerius Proculus pouvaient alors s'engager. "On ne recherchait plus ce personnage dans l'ensemble de l'Empire romain mais dans une zone géographique extrêmement précise : les Mont Albains. Propriétaire d'un tel domaine de production, ce personnage devait également correspondre à un statut social très important et s'intégrer dans une chronologie correspondant à la datation de notre céramique (entre 70 et 140 ap. J.-C.). Et nous avons trouvé un L. Valerius Proculus qui termine sa carrière en 143 comme préfet d'Egypte et dont la stèle funéraire se trouve au pied des Monts Albains, au sud de Rome. Là, même les épigraphistes les plus pessimistes m'ont dit qu'il était très probable qu'il s'agisse du même personnage !"
Mais une fois parvenus à cette conclusion, David Djaoui et son équipe sont confrontés à une nouvelle énigme : la découverte d’un échantillon d’albanum à Arles est d’autant plus surprenante que les amphores d’Italie, qui auraient pu servir à l’acheminement d’un tel produit, sont quasi-absentes du dépotoir fouillé dans les eaux du fleuve."Les amphores d'Italie ont inondé le marché aux IIIe et IIe siècles av. J.-C., puis tendent à disparaître au cours du Ier siècle. Le développement de la vigne gauloise prend alors le pas sur les importations du vin italien. De plus, on considère généralement que la démographie sur Rome est telle, que tout le vin reste à Rome. Mais là, cela laissait entendre le contraire. Donc la seule hypothèse qui permettait de penser qu'une telle quantité de vin italien arrivait à Arles, c'est que le conteneur ne se conservait pas."
L'utilisation des tonneaux est alors envisagée. Car ces "conteneurs fantômes", entièrement en bois, se décomposent le plus souvent sans laisser de traces. Si leur recherche paraît vaine et désespérante, l'hypothèse sera toutefois confirmée par la découverte quasi-simultanée de deux objets singuliers...
Parmi les centaines de milliers d'objets extraits du dépotoir, une découverte attire l'attention des archéologues : deux objets énigmatiques en céramique. "Pendant longtemps, nous ignorions ce dont il s'agissait et encore moins à quoi ils servaient. D'autant plus qu'ils étaient cassés. Or, une publication présentait une épave, découverte à La Croix-Valmer dans le Var et datée entre 60 et 80 ap. J.-C., avec le même type d'objet, mais entier. Ce rapprochement nous a permis de réaliser une photogrammétrie de ce qui semblait être un réservoir et de le reconstituer dans son intégralité avec un tube de 12 cm. Une impression 3D est réalisée et des tests effectués. En immergeant le réservoir dans un liquide et en bouchant l'extrémité du tuyau avec le doigt, le liquide, emprisonné par appel d'air, s'écoule lorsque l'on ôte le doigt. Là, nous avions compris la fonction de l'objet."
Embouts de pipettes à tonneau trouvés à Arles (© N. Camau) et pipettes trouvées sur l’épave Lardier 4 (©Yvon Lemoine, Service du Patrimoine et de l'Archéologie, Département du Var).
Mais pourquoi retrouve-t-on deux pipettes dans le port de l'antique Arelate ? Deux autres sur un navire de commerce et aucune en contexte domestique ? Des questions qui vont conduire les archéologues à privilégier un usage à caractère commercial.
Dans quel but prélever une si petite quantité de liquide ? De quel liquide s'agit-il ? Et quel est le conteneur qui impose d'utiliser cet instrument ?
"Voilà un objet dont l'utilisation n'a de sens que si le conteneur est imposant, que l'on ne peut pas le basculer pour que le liquide s'écoule et à la condition qu'il dispose d'une ouverture étroite autorisant le seul passage du réservoir des pipettes. L'hypothèse du tonneau est de nouveau apparue. Des recherches m'ont alors conduit vers le limes germanique et rhénan où plus de 200 tonneaux se sont assez miraculeusement conservés. Diamètre de la bonde, entre 5 et 6 cm. Celui des pipettes entre 4,7 et 4,9 cm... ça collait !"
Pour tenter de confirmer cette hypothèse, David Djaoui mène ensuite une recherche iconographique. Elle va le conduire au bas-relief d’un sarcophage du IIIe siècle apr. JC trouvé à Ancône. La scène représente une vente de vin en tonneaux. Dans la main gauche du vendeur, un long tube avec une extrémité de forme ovoïde, identique aux pipettes découvertes à Arles ! Dans sa main droite, une coupe qu'il tend à son client pour goûter et contractualiser la vente. L'hypothèse est non seulement confirmée mais elle permet de comprendre pourquoi la quantité prélevée à l'aide de la pipette est si faible. Il s'agit d'une dégustation !
Sarcophage d’Ancône représentant une vente de vin, seconde moitié du IIIe s. Phot. : J.-P. Brun.
" A l'inverse de l'amphore, d'une contenance moyenne de 26 litres, le tonneau peut contenir entre 70 et 1200 litres. Autrement dit le volume du tonneau définit par nature des quantités énormes qui s'adressent davantage à des grossistes. Face au risque d'une telle transaction, l'échantillon assurait une garantie. On a souvent opposé les amphores aux tonneaux. Selon moi, amphores et tonneaux étaient complémentaires. L'amphore se rapproche du commerce de la bouteille et s'adresse, surtout pour les grands crus, à des particuliers fortunés. Charge à eux d'y laisser vieillir le vin et de constituer des caves. Le tonneau quant à lui est destiné au commerce du vrac et s'adresse aux grossistes. Lorsque le tonneau arrive, le vin est transvasé en amphore pour faciliter la vente et la conservation à long terme.
Dans l'Antiquité, les vins se conservaient de nombreuses années. Pour preuve des textes d'un érudit grec, Athénée de Naucratis. Il dit que le Falerne, un vin réputé de l'Antiquité, pouvait être bu après 10 ans, mais qu'il était optimal entre 15 et 20 ans. Il dit aussi que le vin de Sorrente n'était pas buvable avant 25 ans ! Pour l'Antiquité, une telle durée de conservation n'était possible qu'en amphore."
Voici une succession de découvertes et plusieurs années de recherches qui changent complètement l'histoire du commerce du vin dans l'Antiquité. L'hypothèse du tonneau a depuis été entérinée. En décembre dernier, David Djaoui recevait les résultats d'une analyse chimique réalisée par le Laboratoire Nicolas Garnier sur l'une des deux pipettes. Ils sont sans appel : des traces de vin blanc ont été identifiées ! Si l'Albanum de l'échantillon ne laisse guère de doute sur la couleur du vin exporté en tonneaux, il faut savoir que tous les grands crus de l'Italie romaine étaient des vins blancs. Autrement dit, face à la concurrence de plus en plus affirmée des vins gaulois, il semblerait que les vins d'Italie romaine pouvaient tirer leur épingle du jeu en exportant leurs plus grands crus en tonneaux. Comme quoi il suffit d'une découverte pour infléchir des certitudes...
* Dolia, pluriel de dolium : énormes jarres en céramique destinées au stockage et pouvant contenir des liquides (vin, huile) ou des solides (céréales). Une fois qu'elles étaient installées, leur poids interdisait de les déplacer. Elles étaient en outre fragiles et cassaient facilement. Les dolia pouvaient être enterrées et servir ainsi de grenier, tout comme être utilisées pour le transport du vin en vrac par bateau (source : INRAP)